Bertrand BONELLO, LA BÊTE, 2023
L’argument. La nouvelle d’Henry JAMES, La Bête dans la jungle (1903).
John Marcher et May Bartram ont tissé autrefois des liens affectifs qui s’étaient défaits pour une cause assez futile. Homme timoré, Marcher refusait de s’engager dans le mariage, persuadé que sa vie n’était qu’en sursis parce qu’un événement « tragique et douloureux » devait réduire à néant son bonheur et celui de tous ceux qui lui seraient attachés. Marcher vit ainsi, hanté, oppressé, par ce sombre pressentiment.
Dix ans plus tard, May Bartram, devenue propriétaire d’une maison à Londres grâce au legs d’un héritage, croise de nouveau John Marcher. Un compagnonnage équivoque se noue entre les deux personnages, qui passent des années à se fréquenter, dans le partage secret et silencieux de l’inquiétude de John, jusqu’à ce que May dépérisse soudain, puis meure. Survient alors la révélation.
Extrait 1 – L’alliance
Ce qu’elle dit alors lui fit voir clair et lui fournit le maillon qui lui manquait et que, par un bien curieux mystère, il avait eu la légèreté de perdre.
« Vous savez que vous m’avez dit quelque chose que je n’ai jamais oublié et qui depuis m’a fait penser à vous très régulièrement. (...)
« Je pense que je vois ce que vous voulez dire, finit-il par répondre, mais, chose curieuse, je ne me rappelais pas vous avoir fait une si grande confidence.
– Est-ce parce que vous l’avez faite à beaucoup d’autres personnes ?
– Pas du tout. A personne.
– Je suis donc la seule à savoir.
– La seule personne au monde.
– Eh bien ! enchaîna-t-elle aussitôt, je n’en ai jamais parlé. Je n’ai jamais répété ce que vous m’aviez confié. » (...)
« Que vous ai-je dit exactement ?
– De l’impression que vous aviez ? Oh ! c’est très simple. Vous m’avez dit que depuis votre plus tendre enfance, vous aviez, au plus profond de vous, l’impression d’avoir été choisi pour quelque chose d’exceptionnel et d’étrange…qui serait peut-être prodigieux, terrifiant, et qui devait vous arriver tôt ou tard…que vous en aviez le pressentiment et la conviction intime et que peut-être vous y succomberiez. (...)
– Disons plutôt quelque chose qu’il faut attendre et à quoi il faudra faire bon visage quand elle surgira soudainement dans ma vie. Il se peut que cette chose détruise toute conscience de ce que j’étais et m’anéantisse ou, au contraire, que je reste le même et que je doive affronter toutes les conséquences d’une entière métamorphose de mon univers familier. »
Elle resta songeuse mais la lumière qui brillait dans ses yeux n’était pas celle de la raillerie.
« Mais ce que vous décrivez ne serait-ce pas tout simplement l’espoir, ou plutôt la peur si souvent répandue, de tomber amoureux ? »
Chapitre Ier, éd. Le Seuil, collection « Points », p.23 à 29.
Extrait 2 – La bête
« Un petit peu » était d’ailleurs juste la dose que May Bartram lui permettrait en tout et pour tout et il ne chercherait pas à la contraindre pour obtenir plus, gardant bien à l’esprit les principes que lui dictait l’estime – la très haute estime – qu’il avait pour elle. Il ne manquerait pas non plus de faire la part que ses affaires à elle, ses obligations personnelles et les particularités de sa personnalité – il se laissa aller à ce nom – devaient prendre dans leur amitié. Toutes ces bonnes dispositions montraient clairement à quel point il jugeait cette amitié acquise. La question ne se posait même plus. Cette amitié existait, voilà tout. Elle était née dès cette première question saisissante qu’elle lui avait posée, là-bas, dans la lumière de l’automne, à Weatherend. Après un si beau début, la véritable forme qu’aurait dû prendre cette amitié était celle d’un mariage. Il lui était impossible de proposer à une femme une existence troublée par l’obsession qui l’habitait sans relâche et cette impossibilité faisait son tourment. Quelque chose se tenait embusqué quelque part le long de la longue route sinueuse de son destin comme une bête à l’affût se tapit dans l’ombre de la jungle, prête à bondir. Il importait peu de savoir qui, de lui ou de la bête, mourrait mais il était clair qu’elle bondirait immanquablement (...). C’était l’image à laquelle il avait fini par se rallier pour peindre sa situation. (...)
Ainsi, alors qu’ils vieillissaient ensemble, elle restait aux aguets avec lui et elle laissait cette complicité donner forme et couleur à sa propre vie. Derrière les apparences, chez elle aussi, le détachement avait appris à s’insinuer et son comportement dans le monde ne correspondait plus, à ses yeux, à la vérité de son être.
Chapitre II, p.37 à 41.
Extrait 3 – Devant la tombe de May Bartram : l’épiphanie.
Aucune passion ne l’avait jamais effleuré (...). Lui avait survécu en ressassant des souvenirs et en languissant, mais avait-il jamais été atteint par ce profond ravage ? La chose extraordinaire qui advint ne fut pas autre chose que l’irruption brutale d’une réponse à cette question. Ce qu’il venait de voir1 lui indiquait en lettres de feu ce qu’il avait si totalement et si follement laissé passer et ce qu’il avait laissé passer formait une traînée incandescente qui lui brûlait le cœur et lui serrait la gorge d’angoisse. Il avait vu en spectateur - il ne l’avait pas connu de l’intérieur – comment l’on pleurait une femme quand on l’avait aimée pour elle-même. … Maintenant, l’illumination avait commencé et jetait ses flammes jusqu’au zénith et ce qu’il regardait d’un air hébété n’était autre que le vide bruyant de son existence. Il fixait ce vide, soupirant et souffrant. Désemparé, il se retourna et en se retournant, il vit les caractères gravés se détacher plus nettement que jamais dans le livre ouvert de sa propre histoire. Le nom inscrit sur cette page le frappa de la même manière que l’avait frappé le visage de l’inconnu et il comprit brutalement que ce qu’il avait laissé passer, c’était elle, May Bartram. C’était là l’horrible secret, la réponse à tout ce qui s’était passé, la vision dont l’effroyable limpidité le glaça d’un froid aussi grand que la tombe à ses pieds. (...)
Ainsi May Bartram avait vu ce qu’il en était alors qu’il restait aveugle et elle était maintenant l’instrument de cette révolution. (...) Tout ce qu’elle lui avait dit lui revenait à l’esprit et la longue chaîne de ses paroles se déroulait devant lui. La Bête avait bien été tapie et maintenant elle avait bondi. (...) La Bête avait bondi parce qu’il ne devinait pas et May Bartram s’était alors détournée de lui, désespérée, et le trait avait été tiré là où il fallait qu’il le fût. La crainte qu’il avait nourrie s’était ainsi justifiée et son destin s’était accompli. (...) Il voyait la jungle de sa vie et la Bête tapie dans l’ombre. Puis en regardant de plus près, il sentit venir dans l’air, immense et effroyable, le bond qui allait le clouer à terre. Ses yeux s’obscurcirent. Le soir tombait ; et sous l’effet de son hallucination, instinctivement, il se détourna de cette menaçante présence, pour l’éviter, et il se jeta, face contre terre, sur la tombe.
Chapitre VI, excipit, p.93-96.
1. Dans le cimetière où se trouve la sépulture de May Bartram, le héros est fasciné par le spectacle d’un homme en deuil, dévasté par la douleur, qui ne parvient pas à se détacher d’une tombe voisine.
Questions pour guider la projection 1) Quelles transformations narratives le réalisateur fait-il subir au récit linéaire de la nouvelle de James ? A quels genres littéraires et cinématographiques emprunte-t-il pour ce faire ? 2) De l’amour et de la peur. Bonello entreprend à travers le film une « histoire culturelle du sentiment » : que pouvez-vous dire de l’expression de la sensibilité aux différents moments de l’histoire de Louis et de Gabrielle ? 3) Comment le drame intime des personnages trouve-t-il, à chaque fois, une résonance à une échelle collective ? |
Ressources :
1) Podcasts France Culture,
• « Plan Large », entretien Antoine Guillot/ Bertrand Bonello ; "De l’amour et de la peur".
• « Les Midis de Culture », entretien avec Bertrand Bonello.
2) Dossier de presse Ad Vitam
• La Bête – Ad Vitam
3) Extrait 1910
• La Bête - Extrait 1 [fr st en]